Le Bhoutan, la puissance initiatique des couleurs, par Eric Grange

Drapeaux de prières, voyage initiatique au Bhoutan, Oasis

Blotti au creux de l’Himalaya en Inde et Chine, le Bhoutan est une petit royaume où la prospérité se mesure en Bonheur National Brut (BNB)…

Le temps semble s’y être arrêté!
Sa singularité tient au choix de préserver sa culture et son environnement exceptionnels tout en s’ouvrant au monde moderne. Son choix est d’éviter, à tout prix, l’accumulation de biens comme modèle de développement économique et ne pas subir les conséquences négatives d’un tourisme de masse.

Eric GRANGE raconte cette terre haute en couleurs et l’enseignement qu’il en a reçu.

Dès mon arrivée au Bhoutan, l’impression d’arriver dans un petit paradis de sérénité m’inonde de bonheur.
Mon ami et guide, Changai, se tient debout à l’extérieur de l’aéroport international de Paro avec un immense sourire communicatif.
Il est vêtu d’un gho, le costume national du Bhoutan. Cette sorte de robe, arrivant aux mollets, contraste avec ses chaussures formelles, noires et brillantes. Surtout qu’entre les deux, il porte des chaussettes fantaisie, à motifs de losanges : le cadeau le plus apprécié que vous puissiez offrir à un Bhoutanais !

Comme le Bhoutan lui-même, Changai dégage intelligence et fierté mesurée.

Lorsque l’on écrit à propos de ce petit royaume himalayen, il est de tradition de recourir à des clichés en le comparant au paradis caché de Shangri-La, que James Hilton décrit dans son bestseller  » Horizon perdu « , en 1933.
Le Bhoutan est aussi surnommé Druk Tsendhen  » Terre du Dragon Tonnerre « , un pays mystique que le temps a oublié, un regard à travers le miroir.

Par décret royal, tous les Bhoutanais doivent porter le costume traditionnel durant la journée et pour traiter des affaires officielles. Pour les hommes c’est le gho et pour les femmes c’est la kira, joliment colorés.
Ma première impression ? Un pays fascinant, passionnant, légèrement surréaliste car chaque coin de rue, chaque scène, paraît idyllique. Comme si toute la population faisait partie d’un même spectacle. La propreté, la sécurité sont exemplaires et les personnes souriantes.

Le Bonheur National Brut

Dans cette monarchie, le roi Jigmi Singye Wangchuck est vénéré. C’est lui qui déclara que le bonheur familial et privé est plus important que le produit intérieur brut. Il introduisit le concept de Bonheur National Brut comme mesure ultime de bien-être pour les Bhoutanais, en faisant valoir que la santé, l’éducation, et la justice étaient nécessaires pour qu’une nation se développe au mieux. Son fils Jigme Khesar Wangchuck Mangyal, qui lui a succédé en Novembre 2008, s’est engagé à poursuivre cette politique.
Le bonheur national brut du Bhoutan est mesuré par la façon dont les communautés et les familles prospèrent, non seulement financièrement mais aussi culturellement et en fonction de l’approche des citoyens envers leurs niveaux de bonheur personnel.
Les Bhoutanais font valoir que le secret de leur bonheur réside dans la sécurité de leur communauté, la parenté, et les relations familiales, et dans un mode de vie autosuffisant.
Leur tradition spirituelle bouddhiste, considérant la convoitise comme à l’origine du malheur, guide leur vie quotidienne. Les motivations spirituelles plus qu’économiques sont souvent citées comme les raisons principales d’accès au bonheur « au Bhoutan, ce qui est à l’intérieur est souvent plus impressionnant que ce qui est à l’extérieur. »

Les quatre piliers du bonheur au Bhoutan

Le Bhoutan n’est pas le seul pays en développement à faire face aux défis de la modernisation. Mais la façon de répondre de son gouvernement est unique. Le Bhoutan fut le dernier endroit à accepter l’installation de la télévision, le premier à mettre en place l’interdiction de fumer, le seul où le sport national est le tir à l’arc, pratiqué selon les règles traditionnelles de l’art, en costume traditionnel et pour atteindre des gestes proches de la perfection. Le principe que suit le Bhoutan est significatif : essayer de combiner modernisation et engagement renouvelé en faveur des valeurs traditionnelles.
Pour atteindre l’objectif de « paix, prospérité et bonheur » d’ici à 2020, le gouvernement a établi quatre piliers distincts : un développement socio-économique équitable et durable; la préservation de l’environnement, la préservation et la promotion de la culture, et la bonne gouvernance.
L’enseignement du Bouddha imprègne chaque aspect de la vie du Bhoutan. C’est le seul pays au monde dont la religion d’Etat est le bouddhisme. Le Bhoutan, sans le bouddhisme ne ressemblerait pas au Bhoutan.
Le Bhoutan mène ses citoyens dans une voie qui est propice à la culture du bonheur. Il invite à l’acceptation de soi, au sentiment d’appartenance, à l’apport de contribution à la société, à la coopération.

Le petit royaume de l’Himalaya : un refuge extraordinaire

Lors de mon périple au Bhoutan, j’ai été frappé par la prédominance des couleurs. La traversée du pays est un vrai régal pour les yeux.

Avec les montagnes aux sommets enneigés, les lacs et les glaciers, les forêts, et une flore exceptionnels, le paysage lui-même est un paradis de couleurs, une célébration visuelle.
Dans ce cadre somptueux, les Bhoutanais ont créé un monde de couleurs, de nuances et de teintes qui rayonnent sur l’art, l’architecture, la vie quotidienne et les fêtes religieuses. Dans les vallées verdoyantes, les rizières ondulent au vent. Sur les toits des habitations, faits de tôle ondulée, les piments sèchent au soleil apportant des touches de couleurs rouges, orangées ou jaune. Les monastères d’un blanc immaculé culminent sur les collines. Les couleurs les plus intenses éclatent de toute part. Les peintures élaborées décorent toute maison. Beaucoup de ces murs-peints représentent des animaux mystiques ou des phallus qui symbolisent la chance et la fertilité. Les costumes et textiles aux nuances vives égaient les festivals et font partie intégrante de ce monde coloré, qui ne laisse aucune place à la monotonie.

Mon sourire se joint à ceux des habitants dont les dents sont jaunies par le mâchonnement des noix de bétel. La foi profonde des habitants envers les paroles et les enseignements de Bouddha se lit sur leurs visages sereins.

Quelle spiritualité au quotidien ?

Le quotidien des Bhoutanais est rythmé par la spiritualité.
Partout, de longues chaînes de drapeaux de prière flottent. De couleurs rouge, jaune, bleu, orange, vert et blanc, certains sont flambant neufs, d’autres en lambeaux et blanchis par le soleil. Comme ils battent dans le vent, les drapeaux égrainent leurs prières dans les mondes.
Sous une apparente simplicité, les chörtens, ces sanctuaires équivalent aux stûpas bouddhiques, répondent à un symbolisme complexe pour faire progresser l’être vers l’Eveil.
La base carrée s’apparente à la terre et représente les dix vertus sur lesquelles repose la pratique spirituelle. La partie arrondie symbolise une goutte, l’eau, et la fluidité. La partie en forme de flamme est associée au feu, c’est-à-dire à la purification. Le croissant, en forme de lune, symbolise l’air, soit la transparence et la clairvoyance. Enfin le cercle s’effilant en pointe dans l’espace symbolise l’élément éther, l’invisible. Les chörtens peuvent contenir différents objets sacrés qui leur confèrent leur puissance. Ils reçoivent les offrandes religieuses et transmettent la bénédiction du Bouddha.

Dans chaque ville, village ou hameau, une multitude de moulins à prières décorés égrainent leurs messages. Ils sont peints des couleurs primaires, avec des motifs plus élaborés les uns que les autres. De toutes tailles, certains sont constamment entraînés par une roue à eau, d’autres accrochés sur le mur de la rue principale, attendent le geste du fidèle. Les hommes, les femmes et les enfants les font tourner dans le sens des aiguilles d’une montre pour transcender leur karma.

De ça de là, on entend le son du mantra Om Mani Padme Hum.

Les gens qui lisent ou entendent ce mantra veulent naturellement savoir ce que cela signifie, et demandent souvent une traduction. Toutefois, Om Mani Padme Hum ne peut pas être traduit en une simple phrase.

Tout le Dharma est basé sur la découverte de Bouddha que la souffrance est inutile : comme une maladie, une fois que nous avons vraiment affronté l’existence de la souffrance, nous pouvons regarder les choses avec plus de profondeur et en découvrir la cause, et quand nous découvrons que la cause dépend de certaines conditions, nous pouvons alors explorer les moyens de supprimer ces conditions.
Bouddha a enseigné de nombreuses méthodes pour effacer les causes de la souffrance, en les adaptant selon les différents contextes et aptitudes des êtres en demande.
Pour ceux qui ont la capacité de le comprendre, il a enseigné l’une des méthodes les plus puissantes de toutes, une méthode basée sur la pratique de la compassion.

Celle-ci est connue sous le nom de Mahayana, le Véhicule Grande, parce qu’elle profite à tous les êtres qui la pratique, sans partialité. Elle est assimilée à un bateau qui transporte tous les êtres de l’univers à travers les vastes mers de la souffrance.
Dans le Mahayana, le Bouddha a révélé la possibilité, pour tous les êtres, y compris soi-même, de tirer bénéfice très rapidement de cet enseignement en entrant directement dans l’état d’éveil de conscience, ou bouddhéité.

Encore une fois, il y a différentes façons d’y parvenir, mais la plus puissante, et en même temps la plus accessible, est le fait de chercher à relier son esprit à celui d’un bouddha.
La pratique de visualisation apprend à imaginer être un bouddha, et en particulier dans ce cas, le bouddha de la compassion, Chenrezig. En vous considérant vous-même comme étant Chenrezig, vous réduisez progressivement l’attention portée à votre ego et vous dégagez bonté et compassion envers vous-même et envers les autres. Votre intelligence et votre sagesse s’en verront renforcées, vous permettant de voir les choses clairement et de communiquer avec votre entourage d’une façon nette et précise.

Dans la plupart des traditions religieuses on prie les divinités dans l’espoir de recevoir leur bénédiction. Cependant, dans la tradition bouddhiste Vajrayana, la bénédiction, la puissance et les qualités supérieures des êtres éclairés ne sont pas considérés comme venant d’une source extérieure, mais sont considérées comme innées, comme des aspects de notre propre nature. Chenrezig, son amour et sa compassion, font partie de nous.

Om Mani Padme Hum est le mantra de Chenrezig. Selon les mots de Kalu Rimpoché,  » grâce à ce mantra, nous ne nous accrochons plus à la réalité des discours et des sons de la vie, mais nous faisons l’expérience de l’absolu. Alors, notre mental confus est transformé en conscience éclairée « .
Cette prise de conscience éclairée inclut tout ce que nous pourrions avoir besoin de comprendre afin de sauver les êtres de la souffrance, y compris nous-mêmes.
La totalité du dharma, toute la vérité sur la nature de la souffrance et les nombreuses façons d’en comprendre les causes, est contenue dans ces six syllabes.

Le symbolisme des couleurs

Réalisation de mandala expérience initiatique Bhoutan Oasis

Au Bhoutan, j’ai connu une expérience fabuleuse. J’ai été initié à la spiritualité du pays par le canal des couleurs et de leur interprétation. La connaissance et l’utilisation des couleurs ont été pour moi un réel outil d’éveil spirituel.

À travers le monde, les couleurs sont considérées comme des outils puissants pour relier les hommes. Celles-ci représentent la politique, les religions, les sociétés et les cultures. Pour les Bhoutanais, l’essence des couleurs a une signification encore plus importante : elle est universelle. Ici, les coloris utilisés dans les textiles sont différents selon les occasions et l’âge de la personne. Les robes bariolées sont portées lors des évènements festifs et les écharpes officielles arborent des teintes révélant le rang social. Ainsi le roi porte le jaune, l’orange est utilisé par les ministres, les représentants du peuple se vêtissent de bleu et ainsi de suite jusqu’aux personnes habillées de blanc.

La couleur du deuil dans les cultures occidentales est le noir, au Japon le blanc, en Afrique du Sud le rouge et en Egypte le jaune. Au Bhoutan, il n’y a pas de teinte particulière, mais des vêtements sobres, par opposition aux tenues chamarrées et coloris brillants des ambiances festives.

Pour les religions aussi, les couleurs ont des significations distinctes. Par exemple le blanc, comme symbole de paix, a été adopté par la plupart des religions. La couleur sacrée du Judaïsme est le jaune, pour l’Islam c’est le vert. Au Bhoutan, le concept des cinq couleurs associées aux familles de Bouddha prévaut.

Voici un bref aperçu des enseignements que j’ai reçus sur le symbolisme des couleurs selon trois domaines : la cosmologie, l’astrologie, l’enseignement bouddhiste.

  • Couleur et cosmologie
    Selon la philosophie bouddhiste, l’espace est préexistant aux quatre éléments primordiaux que sont le feu, l’air, l’eau et la terre. Et la fusion des quatre éléments essentiels a créé la forme, le corps. La médecine indigène bhoutanaise est construite sur ce concept. Selon cette approche, les problèmes de santé proviennent d’un déséquilibre entre les cinq éléments. Ainsi on utilise les symboles internes du corps, dans les canaux subtils et les chakras. L’élément Terre est relié au Chakra Sacré et qualifie la solidité. Le plexus, lié à l’eau, va agir grâce au principe de continuité. Le cardiaque, relié au feu, apporte la luminosité. L’élément air joue sur la mobilité. Enfin, l’espace représente la vacuité.
    Les techniques de guérison attribuent des couleurs à chaque élément. La couleur rouge est désignée pour le feu, le vert à l’air, le blanc à l’eau, le jaune à la terre et le bleu à l’éther. Ainsi il est nécessaire de s’entourer et s’imprégner d’une couleur pour rétablir l’équilibre.
  • Couleur en astrologie
    Selon le concept de Kham, la nature-de-Bouddha, chaque chose est à sa place et chacun de nous matérialise à sa naissance un élément de vie comme le feu, la terre, le métal, l’eau et le bois. Ici, l’élément détermine le caractère dominant d’une personne. Par exemple, une personne née avec le feu Kham est considérée comme intrinsèquement passionnée et ouverte. Celui qui est né des éléments de l’eau bénéficie de fraîcheur, délicatesse et diplomatie. Une personne née avec l’élément terre aura pour vertu la gentillesse et la générosité. Le métal donne naissance à des personnes déterminées et courageuses. Quant aux natifs de l’élément bois, il s’agit de personnes solidaires, loyales et dignes de confiance. Là aussi, chaque élément est relié à une couleur : le rouge pour le feu, le bleu pour l’eau, le jaune ou noir pour la terre, le blanc ou argent pour le métal et le vert pour le bois. Pour trouver l’harmonie, réaliser nos vœux et attirer la chance, le choix de notre couleur de Kham est un atout précieux.
    Cela m’a beaucoup étonné de voir que, lorsqu’il s’agit d’acheter un objet, les Bhoutanais réfléchissent à deux fois à la couleur de celui-ci avant de prendre leur décision. De nombreuses personnes se vêtissent de leur couleur Kham lors des mariages, promotions et autres occasions festives. Certains le font même au quotidien.

    Durant les cérémonies, des étoles des cinq couleurs sont réunies. L’utilisation de toutes les couleurs représente l’harmonisation de tous les aspects du Kham. Faire cela assure les meilleurs auspices. Quant à moi, après avoir été quelque peu initié à l’astrologie du Bhoutan, j’ai déterminé la couleur qui activerait ma chance, ma direction de vie, et j’ai effectué le rituel à hisser mon drapeau de prière à l’attention des lois de la nature.
  • Couleur dans les enseignements bouddhistes
    Les couleurs des peintures et des statues font partie des fondamentaux de la philosophie bouddhiste. J’ai été fasciné par les  » cinq familles de Bouddha  » cette classification des types humains existant dans la tradition bouddhiste (dans cette expression, le mot  » Bouddha  » ne signifie pas Siddhârta mais doit être compris dans un sens générique). Chaque famille symbolise un type d’énergie et chacune possède une direction saine et une direction névrotique. Dans l’optique bouddhiste, la direction saine est celle qui mène vers le monde au-delà du moi, à la fluidité et à la dissolution des limitations, tandis que la direction névrotique est celui qui mène au monde du moi, à la solidification et à l’individuation.

Chaque famille est associée à une couleur :

  • La famille Karma – couleur verte – représente l’action / l’apprivoisement de la jalousie.
  • La famille Ratna – couleur jaune – représente l’accueil / l’apprivoisement de la fierté.
  • La famille Padma – couleur rouge – représente la passion / l’apprivoisement de la cupidité.
  • La famille Vajra – couleur bleue – représente le discernement / l’apprivoisement de la colère
  • La famille Bouddha – couleur blanche – représente l’absorption / l’apprivoisement de l’ignorance.

Nous avons tous le choix de nous engager sur le sentier de l’illumination. Pour ma part, j’ai choisi d’utiliser les enseignements de ces cinq sagesses pour améliorer mon bonheur en apportant ma contribution au monde grâce aux voyages initiatiques, et en accompagnant des personnes sur le chemin de l’éveil.

Le Bhoutan est un pays passionnant pour sa spiritualité et ses conceptions des couleurs et je vous invite vivement à en faire l’expérience.

Eric GRANGE

Article paru dans : Sacrée Planète, n°52, Juin/Juillet 2012